Quand j'étais plus jeune, j'ai toujours trouvé ces réunions d'anciens élèves très attrayantes. Je peux même avouer que, dix ans auparavant, j'étais très curieuse et pressée de redécouvrir mes anciens camarades de classe autour d'un peu de champagne trop chaud et de petits-fours mal cuits. Découvrir la nouvelle tête du beau gosse de l'époque, probablement chômeur depuis toujours et marié à sa bouteille de bière devant d'interminables matchs de football, c'était un truc qui me faisait clairement rêver. Ou encore apprendre que la pimbêche insupportable de l'école attendait son troisième marmot, et que la taille de ses hanches était même trois fois plus large de son ego. Retrouver des vieilles copines oubliées. Se moquer de nos anciens professeurs. Se souvenir de nos amours d'antan, des bêtises réalisées au fond de la cour, ou encore des repas dégoûtants servis à la cantine … Il y avait tellement de choses à revoir, à aborder à nouveau, un sourire mélancolique collé aux lèvres.

Et me voilà aujourd'hui. Je réalise à présent à quel point cet empressement était idiot, et à quel point je suis stupide. Parce que je n'ai pas la moindre idée de ce que je fais ici. Je n'avais même pas spécialement envie de venir. Plus encore, la simple perspective de retrouver tous ces gens dont j'ai oublié le visage m'angoisse un brin. Oui, ils ont probablement tous changé. Mais moi alors ? Certainement tout autant. Je me rends compte que  les premières heures de cette réunion vont se résumer à être sondée par les autres invités. Finalement, de mon point de vue d'adulte, mes rêves d'enfant ne sont plus aussi géniaux que ça.

Ça fait un sacré petit moment que je suis là maintenant. Mon estomac vorace a eu raison des bretzels rassies, mais je ne parviens pas à terminer ma coupe de boisson pétillante. J'ai une très mauvaise résistance à l'alcool. Et plus que tout, ce n'est pas l'endroit où il faut que je me mette à faire n'importe quoi. Avec un sourire forcé, je trouve une excuse bidon auprès du type qui me tient la jambe depuis près de trois quarts d'heure. Si mes souvenirs sont bons, il s'agit du petit intello à lunettes qui était amoureux de moi quand j'avais huit ans. Déjà à l'époque je n'avais pas envie de le laisser m'approcher. Force est de constater qu'aujourd'hui les choses n'ont pas vraiment changées. Son haleine de renfermé et ses discours aussi longs qu'ennuyeux ont fini par me faire jeter l'éponge. Je m'excuse rapidement et lui promets de revenir au plus vite, avant de me faufiler un chemin loin de lui avec mon verre de champagne. Après quelques pas je soupire grossièrement. Mes yeux parcourent la salle bondée d'invités, à la recherche des toilettes pour femme, au cas où j'aurais réellement besoin de m'éclipser. Hélas il semble qu'une file d'attente féminine s'accumule déjà devant la porte, ce qui tue aussitôt mes espoirs de liberté. Je grimace et bois une gorgée pour m'empêcher de râler tout haut. Mon sang se glace presque dans mes veines lorsque j'entends la voix de l'autre psychopathe s'élever dans mon sillage, signe qu'il est vraiment en train de me poursuivre. Le fou ! Il faut vraiment que je m'en débarrasse avant qu'il ne tente de m’assommer pour me kidnapper dans le coffre de sa voiture.

Du coin de l'oeil, j'aperçois une silhouette qui avait déjà attiré mon attention en début de soirée. Il s'agit d'un homme aux traits qui ne me sont pas inconnus, mais que je suis incapable de reconnaître. Je suis pourtant certaine de l'avoir croisé plusieurs fois tout au long de ma scolarité. Cette sensation d'avoir son nom au bout de la langue, sans parvenir à réellement le retrouver, est carrément frustrante. Je constate qu'il est seul, occupé avec sa propre coupe de champagne, dans un coin de la pièce. Sautant sur l'occasion, je me lance dans sa direction tant pour m'extirper in extremis des griffes de l'autre taré, que pour satisfaire ma curiosité maladive.

L'homme semble plongé dans ses pensées lorsque je surgis à ses côtés. Sans lui laisser le temps de réagir ni même de vraiment relever la tête, je m'avance vers lui et lui fait une brève accolade.

- Heeeey ! Ça fait plaisir de te revoir ! Comment vas-tu depuis le temps ? M'exclamais-je avec un sourire gigantesque après l'avoir libéré de mes bras.

Je relâche ses épaules massives pour jeter un bref coup d’œil derrière moi. Le cinglé à lunettes s'est arrêté en route, dépité de me voir occupée avec quelqu'un d'autre. Je le vois jauger rapidement mon nouvel interlocuteur avant d'estimer que le jeu n'en vaut plus vraiment le risque. Un rictus vainqueur se dessine sur mes joues alors qu'il fait demi-tour, certainement pour rechercher une autre victime à harceler. Satisfaite, je fais joyeusement face à l'inconnu à qui je viens presque de faire un câlin.

- Salut, je suis Kaylee. Vous venez de me sauver d'un homme particulièrement collant, et à l'haleine particulièrement douteuse.

Je cesse un instant de sourire comme une forcenée pour l'étudier plus en détail. Son visage est fin, et son regard assez intimidant pour être franche. Néanmoins ses yeux réitèrent à nouveau cette impression de déjà-vu.

- Je sais que je vous connais. Mais je n'arrive pas à retrouver votre nom … avouais-je sans cesser de le scruter, yeux plissés.