Morgan Gilson

Numb

FICHE PAR ATHENA.

Derrière L'écran

C'est mon histoire ...

Mais je sais que tu restes dans les fleurs que j'te laisse après la nuit

Je m’appelle Morgan. Sur mon acte de naissance, il est marqué que je suis née à Guildford, dans le Surrey, au sud-ouest de Londres, et si tu cherches cette ville sur Internet, tu verras des photos de paysages verts. Je n’en ai aucun souvenir. Sur ce même acte de naissance, il y a juste mon nom, la date et l’heure de ma naissance. Si on s’y fie, je suis née par téléportation, ou création artificielle instantanée de cellules. Officiellement, je n’ai pas de parents. On appelle ça « accoucher sous X ». Je me demande ce qui peut pousser une femme enceinte à laisser son nouveau-né ainsi, sans même un nom. Une version dit que les infirmières se sont mises d’accord, une autre que j’ai eu un nom grâce à l’association qui m’a recueillie pour me confier à une famille d’accueil. Même mon nom de famille, j’ignore d’où je le tiens. Peut-être de ma mère.
Enfin bref. Dès mon premier cri, il n’y avait personne pour veiller sur moi. J’ai grandi dans une première famille d’accueil où j’ai passé les cinq premières années de ma vie avant que la femme tombe enceinte, et décrète que s’occuper de deux enfants n’était pas possible, surtout quand celle qui lui était confiée lui donnait des cauchemars. A l’époque je ne le savais pas, mais ce n’était pas qu’une expression. Je ne comprenais pas pourquoi elle parlait de moi avec de si vilains mots alors que j'essayais d'être sage et de leur faire plaisir. Le papa non plus ne comprenait pas, mais je changeai donc de famille. Je pleurai beaucoup les premiers jours. Si je fus turbulente au départ, par colère, je finis par m'y faire, d'autant plus que cette nouvelle famille avait des enfants d'à peu près mon âge. Il ne me fallut pas longtemps pour que je les considère comme mes frère et sœur et je grandis un temps parmi eux.
Mais un an plus tard, la plus jeune commença à ne plus dormir, et dire que je venais l'embêter dans ses rêves et lui faire peur. De même, mes nouveaux camarades de classe commencèrent à se plaindre de moi aussi, même mes copines. Je passai bientôt mes récréations seule, et rentrait de l'école en courant pour esquiver mes harceleurs tous frais, qui se sentaient plus courageux à plusieurs. Six mois après avoir vécu un calvaire, je déménageai à nouveau.
Et il en fut ainsi pendant les dix ans suivants. À peine passai-je le perron d'une nouvelle maison que les parents d'accueil recevaient des plaintes des maîtresses, des parents d'élèves, des voisins, ou se plaignaient eux-mêmes de moi. Je passai des années à emmagasiner des kilos et des kilos d'incompréhension qui macérèrent et, après distillation, se transformèrent en rancune et une violence contenue, une rivière sombre dont le dernier barrage n'avait besoin que d'une pichenette pour laisser se déverser des flots noirs.
Ce n'est pas une pichenette qui libéra cette bête dont j'ignorai l'existence. Ce ne sont pas des flots qui se déversèrent. C'était un coup de poing magistral qui libéra un véritable maelström digne de l'ouragan Irma. Et la personne qui en fit les frais avait seize ans. Seize ans de bêtise pure et méchante. Un simple garçon que j'avais cru autre qu'ordinaire. À seize ans, la considération de l'autre est éveillée, et je n'y faisais pas exception. Nous nous étions tournés autour, et au moment où j'avais perdu pied pour lui tomber dans les bras, il m'avait laissée m'écraser dans la poussière. Son expression tendre s'était transformée en une grimace méprisante. J'étais donc assez bête pour croire qu'il tomberait amoureux de moi ? Son rire sardonique m'avait accompagnée toute la journée, jusqu'à ce que les bras de Morphée me prennent.
Une fille normale à cet âge se serait plainte à ses copines et aurait probablement pleuré une partie de la soirée. Mais je ne pleurais pas et n'avais pas d'amies. Et au lieu de sombrer dans l'oubli, je rouvris les yeux. Je me trouvais dans un endroit qui me semblait familier. En face de moi, une porte que j'ouvris pour me retrouver devant mon bourreau. Un incendie s'éveilla dans ma poitrine, une fureur dévastatrice comme je n'en avais jamais ressentie. Il paya pour tous les autres avant lui. Des vagues noires remplies d'illusions horrifiques rougeâtres l'assaillirent de toutes parts, l'étouffèrent, le brûlèrent, le firent hurler. Par instinct, je savais où frapper. Car s'il s'était joué de moi, quand il m'avait parlé de ses peurs, il avait été sincère. Chacun de ses tremblements, de ses cris et de ses plaintes faisaient naître en moi une joie et un plaisir sans pareil dont la bête se repaissait.
Au réveil, je pensai que ça n'avait été qu'un rêve rancunier. Mais quand je vis ce garçon faire demi-tour à ma vue, le visage blafard et les yeux creusés d'énormes cernes, je compris. Ou plutôt, l'engrenage qui menait à la compréhension se mit en route. Mis bout à bout, ces regards, cette peur envers moi ou au contraire cet acharnement, tout prenait sens. Et ce sens me terrifia. Une énorme culpabilité s'abattit sur mes épaules. J'avais fait souffrir – je faisais encore souffrir – tellement de gens.
J'essayai les nuits blanches, la méditation, de me retenir de pénétrer ces esprits vulnérables quand je cédais au sommeil. Mais c'était toujours une histoire de jours avant que je ne craque. C'était un besoin vital et j'en étais littéralement terrifiée. En plus d'être un cauchemar pour les gens, j'étais aussi le mien. Durant cette période chaotique où je me révoltai contre moi-même, je m'isolai totalement, rejetant les gens et toute aide possible. Je heurtais moins les gens qui m'étaient inconnus. Je refusais le dialogue, en me murant dans le silence, ou en explosant à la figure de ceux qui voulaient me tendre la main. Et ma bête n'était jamais aussi affamée que quand je contenais mes émotions. Je ne comprenais pas. Pourquoi moi ? Que faire ? Est-ce qu'il y avait des gens comme moi ? Sous couvert d'anonymat, je fis des recherches sur des forums de maladies mentales ou psychologiques, de manipulation des rêves d'autrui, sans résultat.
Ma peur aussi m'affamait. Et quand je trouvais une personne dont l'énergie était terne, il m'était difficile de résister. Au fond de moi, je pleurais quand je voyais qu'après mes tortures, cette espèce d'aura autour de mes victimes s'était encore assombrie.
Il m'arriva parfois de croiser des gens à l'énergie aussi noire que l'était probablement la mienne, en train d'infliger à des innocents les mêmes tourments que les miens. Mais je ne les approchai pas, jamais. Je sentais une différence, comme s'ils faisaient avec leur condition, tandis que je me battais encore contre la mienne. J'en vis d'autres, avec une aura magnifique, couleur d'or. Je les fuyais aussi, avec plus d'empressement encore que mes semblables. Leurs dons apportaient aux gens ce que les miens prenaient, et je me doutais que nous n'étions pas faits pour nous fréquenter et encore moins pour nous entendre. Je les enviais de pouvoir donner à ces innocents ce que j'étais contrainte de prendre.
Ma situation incontrôlable dura des années. Dès que je pus prendre mon indépendance, je fuis m'a dernière famille d'accueil qui ne chercha d'ailleurs pas à me retenir. Je visai d'abord Londres, mais je n'étais finalement pas faite pour les études supérieures. Après deux échecs à passer en deuxième année de littérature, je laissai tout tomber pour me retrouver à faire des petits boulots plus ou moins gratifiants, passant de serveuse chez McDonald's à femme de ménage en bureau, en passant par animatrice en centre aérés ou même vendeuse de journaux. Mais ça ne durait jamais à cause de ma nature ou mon comportement renfermé. Un prétexte, réel ou inventé, et hop, à la porte.
Et mentalement, je sombrais. Je ne luttais plus, mais chaque cri qui ravissait ma bête me brisait un peu plus. Chaque étincelle de ce plaisir obscur me brûlait comme le mégot d'une cigarette appuyé sur la peau. Quelle personne normalement constituée aurait aimé en faire souffrir une autre ? Et en même temps, quand je me sentais humiliée par quelqu'un, c'était une telle ivresse de l'avoir à ma merci, de renverser les rôles. Je m'occupais moi-même du karma de mes détracteurs et ce n'était pas désagréable au final. J'étais toujours en bas de l'échelle, mais ces rêves que j'envoyais à la nuit tombée me propulsaient sur le premier échelon.
Et puis un jour, Cillian vint alors que j'envoyais un raz-de-marée noir sur un garçon qui m'avait agressée quand je rentrais chez moi. Cette nuit-là promettait d'être chargée car en particulier lui, mais aussi les témoins de la scène, et aussi les policiers qui n'avaient pas pris ma plainte auraient leur part. Ma peur, mon impuissance et ma fureur mêlées rendaient mes dons désordonnés et violents, d'une puissance que j'avais rarement employée.
Et alors que je relâchais ma proie l'espace d'un instant, pantelant au même rythme qu'elle, moi de plaisir, elle de souffrance, j'accrochai par mégarde mon regard au sien. Son aura était noire comme de l'encre. Je restai figée alors que la larve qui rampait à mes pieds essayait de s'enfuir. Je la ramenai d'une simple pensée, sans quitter des yeux cet inconnu, peu sûre de ce que je devais faire. La bête me hurlait de continuer, mais à la place, je me réveillai.
Il revint toutes les nuits suivantes, et je finis par accepter qu'il me parle, sur la défensive, puis avec attention. Si seulement il avait été là dès le départ. Il m'apprit ce que je devais savoir sur moi, sur cet univers dont je faisais partie. Je découvris mes pouvoirs autrement, et leur étendue avec une certaine fierté. Il me fit me sentir différemment, voir différemment les choses, et mes peurs se calmèrent peu à peu. Mes émotions ne furent bientôt plus les dirigeants de mes pouvoirs, mais plutôt des modulateurs. Je n'aimais pas faire souffrir des gens, mais Cillian m'expliqua une bonne fois pour toutes qu'il en allait de ma survie et que je devais suivre mes besoins. Je m'y fis, mais n'abusai pas comme mes semblables de ce plaisir que je voyais toujours comme un péché.... Sauf sur les personnes qui me faisaient du mal. Ils étaient bien les seuls pour qui je ne ressentais aucune culpabilité quand je me réveillais le matin.
Je sentais bien que Cillian n'était pas venu par bonté – cela n'existait pas chez les Cauchemars – et la convoitise qui brillait dans ses yeux était bien réelle lorsque je me déchaînais devant lui. Mais il était bien le premier qui n'avait pas peur de moi ou qui ne m'évitait pas, qui s'accrochait à moi peu importait ses raisons, ou le nombre de fois où je m'étais enfuie, le seul à m'avoir rassurée et expliqué ce qui m'arrivait. Il ne me fallut pas longtemps pour développer pour lui des sentiments puissants que mes familles d'accueil n'avait jamais éveillés. Pour un geste, j'étais prête à beaucoup. Si elle accélèrerait ma chute ou favoriserait mon sauvetage, je n'en savais rien et je n'en avais cure tant que cela me permettrait de rester à ses côtés.