Fragile est le mot qui définit Morgan à première vue. C’est vrai : elle est petite, très mince, a plutôt tendance à regarder ses pieds, ses longs cheveux cachent son visage à l’expression généralement mélancolique. Quand on ne lui parle pas et qu’on l’observe sans qu’elle le sache, son regard est perdu dans le vide, et des éclairs de mauvais augure le traversent par moments, mais on ne sait pas à quoi elle pense. Elle semble dans un monde différent auquel elle seule a accès, et c’est sans doute mieux pour vous, pauvres âmes innocentes. Elle n’aime pas se faire remarquer ni parler d’elle, d’où elle vient, ce qu’il en est de sa vie. Quand on lui pose des questions, elle évase. Si on insiste, elle fuit, ou lâche un mot plus haut que l’autre pour rétablir sa tranquillité. Elle ne se veut pas dissuasive au point de faire fuir les gens, mais c’est plus fort qu’elle. De toute manière, il ne peut pas en être autrement, n’est-ce pas ? Elle a toujours fait fuir les gens autour d’elle. Elle ne sait pas faire autrement que mordre quand quelqu’un est gentil avec elle. Peut-être parce que si elle s’attache, elle souffrira quand la personne partira. Ils partent toujours, alors elle les chasse avant qu’ils ne prennent la décision eux-mêmes, ça fait moins mal. Pourtant, elle aimerait avoir une ancre, quelqu’un sur qui pouvoir s’appuyer, et qui s’appuierait sur elle aussi. Quelqu’un qui comblerait, même en partie, le trou béant qu’elle a dans la poitrine.
Mais faites attention au mal que vous lui faites. Car elle peut s’en venger en vous rendant visite dans votre intimité. Scanner vos désirs les plus chers, vos peurs les plus enfouies, et les retourner contre vous dans votre sommeil. Et vous aurez beau vous réveiller, elle reviendra dès que vos yeux se fermeront. En face, elle ne dit rien, ne fait rien, bien que la rage hurle fort contre l’humiliation que vous lui faites subir, et si vous faites un peu attention, vous la voyez flamber au fond de ses yeux. Mais quand la nuit tombe, les centimètres et kilos que vous avez de plus qu’elle ne sont plus rien contre sa force mentale et dévastatrice. Elle change du tout au tout. Sa posture vaincue se redresse, se fait dominante, son regard timide devient mauvais. Elle n’a plus rien de fragile, c’est vous qui l’êtes cette fois, et elle vous brisera comme un vase en verre, quelle que soit le nombre de fois où elle devra vous jeter par terre. Et la rancune ou la haine élèvent encore davantage ses dons, déjà hors normes à la base. Un inconnu se réveillera, un ennemi souhaitera ne jamais s’endormir pour lui échapper.
Elle l’a trouvé, celui qui comblerait son trou. Il est venu un jour alors qu’elle faisait son mal, poussée par sa voracité, avec une main tendue et un sourire engageant, un regard qui lui donnait l’impression d’exister enfin. Elle avait résisté bien sûr. Lui aussi il partirait, évidemment. Mais malgré ses rebuffades il était revenu chaque fois. Il était le premier. Et cela avait suffi pour qu’au bout d’une dizaine de nuits dans ce monde immatériel, elle rende les armes et tombe sous son emprise. Il lui avait donné une direction, un objectif, et même si elle n’était pas sûre de son bien-fondé, elle ne pouvait déjà plus rien lui refuser. Elle ne s’était jamais complue à faire souffrir les gens dans leur inconscient, et s’était longtemps haïe en le faisant pour sa survie, mais il lui avait retourné la tête. Il l’avait envoûtée, avec de belles paroles qui la faisaient enfin se tenir droite, lui disaient de se considérer autrement qu’une ratée ou un fléau, plutôt comme une force de la nature qui malgré sa souffrance, restait debout et avançait. Il était devenu son ancre et sa boussole, le père qu’elle n’avait pas eu. Cette main qu’il lui avait tendue, était cerclée par le bracelet d’une paire de menottes, et dès qu’elle l’a accepté, le second cercle s’était refermé sur son propre poignet.