C'est mon histoire ...
« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses... »
Je m'avance vers le fauteuil qu'on me désigne. Le velours d'un rouge royal m'appelle comme une couleur qui sied à un personnage de ma stature. Je prends place. Autour de moi, dans ce petit bureau décoré de bois sombre, aux bibliothèques partant du sol jusqu'au plafond et aux vitrines où s'étalent des objets médicaux plus ou moins anciens, des gens s'animent. Maquilleuses, techniciens, photographes préparent la mise en scène pour l'interview centrale de ce nouveau numéro du sobrement intitulé
Doctor, un magazine de médecine renommé, consacré ce mois-ci à la psychothérapie et dont l'interview principale fait l'objet d'une vidéo postée sur leur site. Et pour cause, étant un des psychothérapeutes les plus en vogue en Angleterre, j'ai évidemment été contacté pour parler de moi et de mon travail. Avec mon parcours et à seulement trente ans, je suis considéré comme un prodige dans le milieu.
Je relis vaguement mes notes. L'interview ne sera absolument pas improvisée, je sais déjà ce qu'on va me demander et ce que je vais répondre. Je soupire. Je tiens à ma notoriété, sinon je ne serais pas là. C'est une excellente couverture pour mes petites « expériences »... On pardonne tout à un homme riche et célèbre. En fait, on n'a rien à pardonner, puisqu'on ne va pas remuer ce qui gêne... Je ne suis pas mondialement reconnu, mais en Corée et en Europe, mon nom ne laisse pas indifférent. J'esquisse ce qui semble être un sourire lorsque la maquilleuse me lâche enfin en complimentant mon grain de peau parfait. Encore une menteuse qui veut bien se faire voir...Pourquoi a-t-elle passé une demi-heure à me mettre du fond de teint alors ? Alors qu'elle a le dos tourné, je la fusille du regard. Un raclement de gorge provenant d'en face de moi me rappelle à ma situation. Je reprend une expression aimable en lissant légèrement le bas de ma veste de costume. Les caméras enregistrent, l'interview peut commencer.
« - Bonjour Louis, vous êtes l'invité spécial pour cette quarante-septième édition de Doctor, comment allez-vous ?
- Très bien Robert et vous-même ?
- Parfaitement bien, merci. Aujourd'hui, nous allons donc parler de votre étonnant parcours dans le monde de la psychothérapie, mais d'abord, pourriez-vous nous en dire plus sur vos origines coréennes ? Il paraît d'ailleurs que Louis n'est pas réellement votre prénom, pourquoi en avoir changé ?
- (Léger rire.) Hum et bien, pour reprendre les choses dans l'ordre, effectivement, je suis né, à Pyongang, en Corée du nord, sous le nom Heo Ji-Yong. En coréen le nom se dit souvent en entier, nom prénom compris, le nom avant le prénom. J'ai changé de prénom pour qu'il soit plus simple pour mes interlocuteurs occidentaux de le retenir et aussi pour mes patients. C'était aussi pour moi une forme d'intégration.
- Et que signifie votre nom en anglais ?
- Mon nom de famille ne veut rien dire de particulier, mais il est un héritage auquel ma famille et moi tenons énormément. Beaucoup d'entre nous sommes médecins et descendons directement d'un grand médecin de la fin du XVIe siècle, Heo Jun. Il est célèbre pour avoir rendu la médecine compréhensible pour tous. Il était un maître des herbes médicinales. Quand à mon prénom, Ji-Yong, cela signifie « dragon ambitieux ». Il faut croire que mon père Yong-Jun, dont le prénom signifie « roi des dragons » et avec qui je partage une particule, comme son père avant lui, a fondé beaucoup d'espoirs en moi. (Rires) »
Je fais une pause. C'est au tour de Robert de parler. Je sais que mon discours peut apparaître comme pompeux, mais le public concerné par le magazine est bel et bien cette tranche de la population qui se complaît dans la vantardise et l'ambition. Cela me rend donc encore plus intéressant de me donner une prestance quasiment...royale. Il serait dommage de ne pas en profiter.
« - Il apparaît dans votre famille que pratiquer un métier du monde médical est une tradition, si vous aviez pu faire un autre métier, auriez-vous pu ? Si oui, quel métier cela aurait-il été ?
-(Rire légèrement amusé.) Vous voyez décidément juste mon cher Robert ! Effectivement, le choix d'un cursus autre que médical aurait été assez mal vu parmi les miens, mais je n'ai pas tenté le diable pour savoir à quel point.... »
Je ris encore légèrement, mais mes yeux sont devenus froids, plus à cause des souvenirs qui affluent que la remarque elle-même. Robert se crispe, je le vois. Vouloir faire autre chose que de la médecine dans la famille cela veut dire ne plus en faire partie. Ma tante Joo-Hee a fait les frais de son émancipation vers l'art et je ne suis pas près d'oublier la violence des propos de mon père et du sien. Mais ça, je ne peux pas le dire. Je repense à mes chers patients qui m'attendent ce soir. Cela m'apaise. Je reprends une expression plus chaleureuse, du moins, je l'espère.
« - Pour répondre à votre curiosité, si j'avais pu pratiquer un autre métier, je crois que j'aurais été éleveur dans un coin de campagne, pour profiter de la plénitude de la nature, loin des hommes et de leurs conflits. »
Plus un pour le romantisme auprès de ces dames. Ou avec un peu de chance elles vont penser que je suis un homme torturé à sauver. La réponse que je viens de donner est de l'invention pure. Je n'ai aucune autre vocation que celle de disséquer le cerveau humain. Au sens figuré bien sûr...L'inconscient humain est un monde si fascinant. Robert reprend ses questions, tout y passe concernant mon parcours scolaire, mes options, mes réussites, mes échecs, mes objectifs pour l'avenir...Je réponds poliment et calmement pour ne dire que le stricte nécessaire. Mon parcours me semble d'une banalité sans nom jusqu'à mes premières études à l'étranger.
« - Je suis allé étudier la psychiatrie à Boston, à l'Université de Harvard, j'ai eu les meilleurs professeurs, c'est aussi à ce moment-là que j'ai perfectionné mon anglais.
- Ce qui explique l'absence d'accent, n'est-ce pas ? Cela n'a-t-il pas été trop difficile de vous couper de la famille ? »
Je suis quasiment sûr que c'est une question détournée pour me demander comment j'ai pu sortir de la Corée du Nord surtout....L'argent et les relations peuvent tout évidemment. Est-il vraiment nécessaire de le dire ? Je joue la carte des sentiments, le regard un peu lointain, comme si je me remémorais quelque chose d'extraordinaire.
« - Et bien au début, cela a été difficile de couper le cordon. La famille, c'est une entité si rassurante ! Mais très rapidement, ma soif d'apprendre à pris le dessus. Ce sont des études tellement prenantes que l'on a pas le temps de penser à autre chose qu'à ce que l'on étudie. Cela a été très formateur pour moi et c'est une plus-value non négligeable pour mon bagage en tant que médecin. Et je ne suis pas le premier de ma fratrie à compléter ses acquis à l'étranger. »
Ma grande sœur Kyong Hee, est allée en France pour compléter ses acquis et son jumeau, Yung Jae m'a devancé en Amérique. Nos parents sont à la fois traditionalistes et modernes. Les traditions familiales restent ancrées et personne n'y déroge, mais notre savoir et notre façon d'apprendre évoluent avec leur temps. Cela nous donne une longueur d'avance et nous rend très respectable aux yeux de la société. Pour ma part, je dois avouer que c'est surtout un moyen de m'émanciper sans contrarier mes parents.
« - Et enfin, pourquoi avoir choisi Manchester pour vous établir ?
- Je suis tout simplement tombé amoureux de cette ville. Je suis venu ici lors de mes vacances et j'y ai vu l'endroit idéal pour m'installer. »
C'est à la fois vrai et faux. Je ne suis pas tombé amoureux de la ville du tout. Le temps est infâme en Angleterre du nord, il pleut trop souvent et honnêtement, je trouve qu'il fait souvent trop froid. Mais quelque chose m'a attiré ici. Cela avait sans doute avoir avec le Monde des Songes. Car depuis que je vis ici, je me sens davantage connecté aux rêveurs, gardiens ou cauchemars. C'est aux prémisses de mon adolescence, que j'ai compris que j'avais la capacité d'influer sur les rêves. Une malheureuse camarade de classe avait fait l'erreur de me déclarer sa flamme. Je devais la fuir, j'y pensais même en me couchant tellement cela me...dégoûtait. Et c'est en réfléchissant à un moyen de l'éloigner de moi que je me suis endormi en pensant à elle. Je me suis alors glissé dans son rêve et j'ai voulu lui faire peur. Mais j'ai vite été rejeté de ce dernier par un Gardien. Celui-là m'a attendu la nuit d'après. Pour m'expliquer que j'avais le potentiel d'un Gardien, mais que je ne devais surtout pas recommencer ce que je venais de faire. Puis il m'a testé. C'est comme ça que tout a commencé. C'est un monde qui m'a d'emblée fasciné. La barrière de la langue n'existait pas, le problème de l'apparence ne se posait pas. Seule l'aura et l'expérience permettait de savoir à qui on avait affaire.
J'ai vite été pris sous la tutelle d'un bon Gardien et j'ai pu parfaire mon apprentissage du parfait petit soldat protecteur de rêves, tout en me destinant à « aider » les gens dans le monde réel. J'étais vraiment motivé. Pourtant dès le début j'ai ressenti un manque quand à mon éducation nocturne. Les Cauchemars ne sont, selon moi, pas considérés à leur juste valeur. Il y a quelque chose chez d'eux d'attirant. J'avais envie d'être leur semblable. Je le souhaite toujours...Être maître de la peur des autres donne un sentiment de puissance incomparable selon Cillian. Plus intense encore que d'aider un rêveur à se sentir bien. C'est ce que j'ai cru remarquer. Mais je n'ai fait qu'effleurer cette sensation. Lors de mes missions de protection, j'en profite pour observer les Cauchemars avant de les repousser alors que souvent, je meurs d'envie de les aider, juste pour voir jusqu'où le rêveur peut tenir. Je sais que malheureusement, le Grand Manitou veille au grain et son cher bras droit aussi. C'est trop risqué. J'aurais peut-être été plus à même de refouler ma passion pour mes alter ego de l'ombre si Caitlin ne m'était pas passée devant. Mais j'ai pris ça comme un signe du destin. Un jour peut-être pourrais-je enfin passer de l'autre côté ? A ce moment-là, ils comprendront leur erreur et je savourerais avec délice ces instants de victoire.