Je m'éveille brutalement et manque perdre l'équilibre. Autour de moi il n'y a que le vide, immense, du ciel. La terre est à des dizaines de kilomètres sous mes pieds. Prise de vertige je m'accroupis sur ce qui semble être une grande, très grande aile d'avion. Les bruits des moteurs rugissent à mes oreilles comme une véritable insulte au calme. Sur ma droite, le reflet du soleil sur les hublots de l’appareil m'éblouit.  

Je viens de comprendre que j'ai sauté par mégarde dans le monde des songes et ai envahi sans même le vouloir le rêve de quelqu'un. Sitôt cette idée en tête je me métamorphose en hirondelle et attrape les courants d'air froid à pleines ailes. Habilement, je fais plusieurs fois le tour de l'avion en évitant soigneusement de me faire happer par les moteurs. Mon ballet dur le temps que je m’impreigne de l'esprit de mon rêveur.  

Pour lui, tout va bien. Il est en route pour les Bahamas. En route pour rejoindre sa dulcinée qui semble, dans son rêve, l'attendre là-bas. Promis à de très belles aventures. Cliché. Sa seule ombre au tableau est à présent... moi. Car ma simple présence lui fait redouter le moindre problème mécanique de l'engins. Comme si un grain de sable était venu s'insinuer dans ce subtil engrenage de bonheur laiteux.  
Dans sa vie, c'est un homme simple, un homme bien. Quelqu'un que je pourrais facilement envier pour la facilité avec laquelle il touche aux petits plaisirs innocents de la vie. À et il s'appelle Célestin. Donc oui, même son prénom est angélique.

Je pars en piquet et passe à travers la paroi métallique qui sépare le monde du ciel aux toilettes de l'appareil. Sitôt dans cet espace clos, je prends l'apparence d'une jeune adolescente tout juste en âge de voyager seul et sort de la petite pièce où règne une odeur peu agréable.  

Je le cherche. Je veux le voir et... j'ai du mal à partir. Mal parce que je suis faible. Affamée par mon manque d'énergie. Ça fait trop longtemps que je n'ai pas ponctionnée le bonheur de quelqu'un...  
Avec mon jeune corps emprunté pour rester discrète au cas où un gardien serait aussi présent, je remonte la longue file des passagers. Je sais où je vais, puisque je le sens. Mes yeux, bleus cette fois-ci, se posent enfin sur lui et le reconnaissent instantanément.  

C'est le garçon du bus ! Je me suis endormie dans le bus ! Voilà pourquoi je suis ici. Il m'avait gentiment proposé sa place à côté de lui alors que je tombais de fatigue. Nous avions dû nous endormir tous les deux et... j'avais envahi son rêve.  

Là, c'est le moment exact où je me déteste profondément. Je hais ma propre nature.  
Un léger vertige me prend et m’oblige à m’asseoir sur un fauteuil non loin de lui. Je l'observe tout en me flagellant mentalement. Il ne mérite pas que je vienne gâcher son rêve. L'homme et le rêve en question sont trop beaux pour ça. Moi aussi j'aimerais pouvoir rêver de choses pareilles et si ça m'arrivait par miracle, j'aimerais beaucoup que personne ne vienne m'y déranger.  

Accablé par le poids de mon regard de cauchemar, je le vois se tortiller sur son siège et s'étirer la nuque.  

Oui, rien qu'un regard de ma part suffit à faire chier.
Je finis donc par fermer les yeux en essayant de me concentrer sur une de mes victimes fréquentes, celles qui font partie de ceux pour qui je n'ai aucun remords à me nourrir de leurs âmes. Et même ça me demande un temps fou, car je peine à trouver l'équilibre pour me concentrer.

Nan mais de quoi elle se mêle celle-là ? Mes sourcils se froncent en observant l'oiseau de malheur qui me fait à présent face. Mes yeux n'ont plus l'aspect de ceux d'un enfant. Non, il y brille une lueur bien adulte. Effectivement, il est vrai que je sens l'énergie me traverser, me remplir. Me galvaniser. Mais mon cœur s'en écœure. Je suis cependant bien incapable de la bloquer. De la refuser.  

La lumière qui brille dans l’œil du cauchemar, qui vient de s'infiltrer dans cette histoire, m'agace. Ça m'agace parce que je sais infiniment bien qu'elle est terriblement plus puissante que moi. Pour tout dire, je ne crois pas avoir jamais eu affaire à une force si grande. Et moi... j'ai rarement été aussi faible.

- Qui que tu sois. Ça te dérangerait de t'occuper de ton cul plein de plumes ?

Grondais-je presque follement. Oui, follement car c'était la fourmi qui crie sur le bœuf. Je pouvais me faire écraser dans la seconde. Un claquement de doigts, une simple pensée et je pouvais me retrouver dilapidée par cette aura noire. Ce cauchemar qui me semblait être une montagne. Une montagne de haine et de miséricorde.

Cependant. Ce n'est pas parce que j'ai décidé d'être faible dans le monde des enfers que ça fait de moi quelqu'un de misérable. J'ai mes convictions et mes propres batailles. Et ça ne fait en rien de moi-même un personnage dédaignable et stupide. Mes choix de vie n'ont pas à être jugé et elle n'a rien à en dire. Ni même rien à y redire. Elle n'a pas sa place sur ma route.

Je me transforme brutalement en une panthère alors que je saute sur le siège qui me fait face. Sur elle. Toutes griffes dehors je la manque de très peu et entends le bruit sec que fait ma mâchoire pleine de dents alors qu'elle se referme dans le vide. L'avion tangue, avalé par la tempête. Je m'accroche au siège de mes griffes. Ma queue jaune et noir fouette l'air d'un air nerveux et contrarié.

- Je n'ai pas besoin de t'es conseils pour savoir quoi faire. Ni ce que je dois faire. Il est inutile de perdre ton temps. Toi et moi sommes différentes et je n'ai rien à apprendre de toi. Seulement des confirmations de ce que je ne veux pas être.

Ma voix est devenue rauque, comme grattée par le cou puissant de l'animal en qui j'ai pris l’apparence.

Célestin panique. Peut-être même plus de ma présence de fauve dans ce si petit compartiment que du futur crash lui-même. Et il n'est pas le seul à hurler. Toutes les gens dans l'habitacle me fuient en hurlant. Je crois que je perds le peu de contrôles que je suis capable de créer...

Bon... Il n'y a pas de retour possible. Je suis agacée. Irréversiblement. Je ne sais pas qui elle est, ni d'où elle vient, mais elle et moi dans le même songe, ça va ne va pas être possible bien longtemps.
Mes oreilles de chat ce plaquent sur l'arrière alors que mes grands yeux jaunes la toisent avec un détachement proche de zéro. Si j'insiste trop mes pupilles vont réellement la foudroyer sur place.

Mais je reste immobile. Pas vraiment le choix ! Même avec la rage la plus profonde je n'arriverais très certainement même pas à l’ébranler. J'aurais peut-être tout juste la capacité de lui faire perdre son petit sourire narquois.

Elle parle, encore en encore. Mes yeux jaunes de chat roulent dans leurs orbites, marquant clairement mon fatal ennuis de la situation.
Elle est là, perchée sur ce pauvre rêveur innocent, en prise avec ses plus vils instincts. Et elle ose me faire la leçon.
Mais la leçon de quoi ?
Enjoliver les hommes, ce fut été mon métier durant un temps. Et ça n'a rien de glorieux.

Je me transforme à nouveau en cet enfant de tout à l'heure et l'observe avec un petit sourire affligé. Puis je prends place sur un des sièges libres, face à eux, croisant les jambes pour y poser mon coude de manière à tenir mon menton avec le plat de ma main. Ainsi je ressemble à une petite spectatrice intéressée qui ne se cache pas de la moquerie grossière de la scène.

Oui... On va rire.

- Ha oui ? Là je ne te vois que lui offrir du rêve... Du vent. Avec la frustration qui va avec. Pour te croire et te laisser me traiter de fillette je demande à en voir la finalité. Après tout, c'est ce que savent offrir les femmes de ton genre qui se targuent d'être capable de réjouir la gente masculine. Là, pour le moment, ce ne sont que des mots. Fillette.

Mes yeux sont noirs. Mauvais. Moqueurs et en même temps acide. Tout ça, oui, tout ça, je ne le trouve pas drôle. J'en vient simplement à souhaiter qu'elle s'en prenne à moi et qu'elle lâche ce pauvre Célestin qui bave sur son chemisier...