e n'ai pas spécialement de faim à rassasier ce soir, ni vraiment la patience de supporter les cris d'un rêveur un peu trop péteux. Et tout Cauchemar le sait, les nuits bercées de calme peuvent se révéler particulièrement longues. Passer le temps entre les bulles de rêves n'est même pas une idée alléchante. Je suis frappé d'ennui ce soir, quel drame.

L'antre des Cauchemars m'accueille comme à son habitude. À mesure que j'y pénètre, je sens la substance de l'air changer. Tour à tour légère comme une plume, tour à tour aussi lourde et pesante qu'une enclume. Je roule mes épaules, comme pour me modeler une place dans cet univers si particulier et complexe. Mes pieds ne ralentissent pas et se frayent un chemin droit, comme si j'avais une idée toute faite de l'endroit où je désirais me rendre. Je laisse par la même occasion mes sombres capacités s'éveiller et s'étendre tout autour de mon environnement. L'air frémis un instant, juste avant qu'une palette de couleurs ne jaillisse tout autour de moi. Au gré de mes envies, un tout nouveau décor apparut sur mon chemin, comme un tableau peint à vitesse grand V. Une grosse tâche de peinture explosa sur le ciel, avant de s'étaler paresseusement jusqu'à mon horizon imaginaire. Une belle voûte étoilée sans Lune se dévoila au-dessus de ma tête. De hautes montagnes fusèrent de nulle part de la même manière et semblèrent chatouiller les étoiles scintillantes. De l'autre côté du paysage, de longues rangées de vigne s'étalèrent sur l'herbe tendre et humide. Au loin, une petite maison poussa comme un champignon sur une colline parsemée d'arbres.

Je respire une longue et paisible goulée d'air. Ça sent le romarin. Ça sent la chaleur d'un été cuisant. Ça sent l'Italie.

Soudain, alors que je continue ma route, je perçois une nouvelle présence aux abords de ma création. L'aura cauchemardesque ne semble pas agressive, et c'est tant mieux. S'il y a bien quelque chose que je ne supporte pas au cœur de cet endroit maudit, ce sont bien ces sinistres occupants. La plupart des Cauchemars sont agaçants, prétentieux et stupides comme des huîtres. Souvent, les plus jeunes d'entre nous trouvent amusant d'envahir le coin de paix de leurs semblables et d'y détruire tout ce qu'ils y trouvent. C'est probablement l'une des raisons principales qui expliquent que l'antre des Cauchemars ne reste pas un endroit paisible bien longtemps.

Mais cette fois, mon homologue pique ma curiosité. Je ralentis mon avancée et dévie de mon chemin initiale. En quelques enjambées, je découvre bientôt une silhouette féminine derrière la dernière plantation de raisins. Je m'immobilise et penche la tête sur le côté pour mieux l'étudier. Les lumières de la nuit se reflète d'une étrange façon sur sa chevelure flamboyante. Ça lui donne quelque chose de captivant. C'est une jolie femme, et si je suis encore trop loin pour apercevoir l'éclat de son regard, je ne peux résister à l'envie d'aborder l'inconnue. Après tout, la chaleur d'Italie se savoure encore mieux à deux.

- Tu t'es perdue, fatina ? Soufflais-je d'une voix mi-charmeuse, mi joueuse.   

n sourire mutin et de délicieuses mirettes olives. La demoiselle ne fuit pas, et plus surprenant encore, ne se braque pas. Bon nombre de harpies m'auraient dès lors sauté au visage, toutes griffes sorties, là où celle-ci semble m'accueillir d'une humeur charmeuse et joueuse. J'en ronronnerais presque. Mes pas descendent un peu plus la légère pente sur laquelle je me suis arrêté pour mieux l'observer.

- Ta philosophie me plaît, déclarais-je pour toute réponse à sa question.

Et je ne pouvais qu'être d'accord. Je n'aurais pas été un détestable voleur recherché aux quatre coins du globe sinon. Peut-être que ma mystérieuse inconnue aux cheveux rougeoyants n'aime pas les chemins tracés. Peut-être se sent-elle plus libre de découvrir ce qui l'entour à sa façon. Ou peut-être n'est-ce là qu'une poignée de rêves, et qu'elle est en réalité oppressée par des règles de vie bien définies. Je romps la distance qui persiste à me séparer d'elle. Tel un véritable gentleman à l'aura sombre, je me penche pour attraper délicatement l'une de ses mains et y déposer un baiser.

- Tu aimes l'Italie ?

Je relève la tête, la libère, et la scrute avec un regain d'intérêt. Ma réponse s'est transformée en question. Mais elle a piqué ma curiosité, aussi clairement qu'elle a flatté mon égo. J'ai beau avoir quitté le sol italien depuis bien longtemps maintenant, mes origines restent ancrées au plus profond de ma chair. L'Emilia Romagna, sa chaleur reposante et ses accents chantants, me manquent cruellement. C'est pour dire, même ma femme de ménage est italienne. Alors, que la belle inconnue apprécie le paysage, et ainsi donc le pays d'où je viens, je ne peux qu'en être charmé davantage.

- Quel est ton nom, fatina ?

Lève donc le mystère, petite fée égarée.

'énigmatique demoiselle dévoile ses précieuses informations avec précaution. Elle ne dit pas franchement aimer le pays italien, mais ne tarit pas d'éloge à son égard. Le mécanisme de ce jeu me plaît. Les réponses voilées et les déductions silencieuses préservent le charme de cette rencontre nocturne. Je souris avec franchise. Pourquoi donc cette illusion ? Sans le savoir, la jolie rousse a mis le doigt sur la raison de ma création. Même après toutes ces années, je conserve un éternel mal du pays. Toutefois il n'est pas question pour moi de lui révéler quoi que ce soit à ce propos. Ce sont des informations bien trop importantes, que je ne souhaiterais pas voir être divulguées malencontreusement à cause d'une simple discussion comme celle-ci.

- Pourquoi pas ? répondis-je simplement avec un haussement d'épaules.

Le Cauchemar saute de son muret avec souplesse. Sa bonne humeur se mêle avec plaisir à la mienne. Elle semble rayonner au cœur de la nuit. Qui pourrait croire qu'il s'agit pourtant là d'une sombre créature, vampirisant sans vergogne les rêves de ses victimes ignorantes ? À la voir aux premiers abords, la jeune femme ne paraît pas aussi effrayante et dérangée que certains de nos semblables.

- Lily, répétais-je. Je suis Damian.

Et puisque ma joyeuse compagne s'avère tant aimer mon paysage, je poursuis sur ma lancée. Le plant de vigne à deux pas de nous frémit soudain. Les feuilles s'agitent et bruissent, comme pour accompagner le chant des cigales, avant qu'une minuscule branche fine et délicate ne s'élève et pousse au-dessus de l'arbre. Un bourgeon se forme, avant d'éclore et de laisser place en quelques secondes aux couleurs éclatantes d'une fleur. Des pétales aussi rousses que les cheveux de la demoiselle s'ouvrent avec douceur. J'avance d'un pas et la cueille sans hésiter.

- C'est une plante que l'on peut trouver dans le nord de l'Italie, expliquais-je en lui tendant galamment la fleur. Là-bas, on appelle ça un « giglio », un lys. Mais en Angleterre, on appelle ça …. lily.

Je ponctue mes révélations d'un sourire charmeur, incapable de pouvoir m'en empêcher.