L'amour rend aveugle ...
L'acide aussi, oui effectivement.

Sirius & Gabriel

Ce soir, il allait s'envoyer en l'air ! Enfin c'est ce qu'il croyait, avant de déchanter dans son costume cravate, flûte de champagne à la main. Quand est-ce qu'elle allait arrêter de parler au juste ? Comment pouvait-on être aussi belle mais si chiante à la fois ? Il avait décidé, cette nuit, d'abandonner les recherches dans le plan onirique pour ne pas laisser de côté sa vie qu'il chérissait tout autant. Et surtout pour s'amuser un peu avant qu'il ne soit coincé derrière un bureau à débiter ses cours devant une centaine d'étudiants plus intéressés par la beuverie du jeudi soir que par la science. Il aimait son métier c'était certain, beaucoup moins les élèves en revanche. Mon dieu ... S'ennuyait-il à ce point pour penser au travail ? Gabriel n'écoutait même plus celle qui l'avait traîné ici, hochant par automatisme la tête à la fin de chacune de ses phrases interminables. Quel supplice. Quel calvaire ! Même si elle se mettait nue, là, tout de suite devant lui il aurait autant de réaction qu'un escargot asthmatique tellement elle venait de lui pomper toute son énergie vitale. Son regard accrocha un tableau non loin d'eux. L'art, ce n'était pas vraiment sa tasse de thé, mais c'était toujours plus intéressant que l'autre greluche. Après, il appréciait les belles choses et ne pouvait qu'être impressionné par le talent de ces artistes. La créativité et l'imagination étaient ses deux principales faiblesses ... Trop terre à terre pour se laisser submerger par celles-ci.

Et là, le silence total. Il posa les yeux sur la jeune femme et vu sa tête, elle venait vraisemblablement de lui poser une question. Ah. Et merde. Alors comme tout bon gentleman qui se respecte, il lui fit signe qu'il revenait dans deux minutes, sortant son téléphone. Feinter un appel était une technique assez naze mais pour le coup, il n'avait pas su quoi faire d'autre. Enfin libéré des griffes de son fardeau, il se mêla à la foule pour disparaître de son champ de vision. Poser des lapins n'était pas dans ses habitudes mais là, ça devenait une urgence vitale. Quand elle l'avait invité à une soirée, il était à mille lieux de penser se retrouver à un vernissage ! Bien que l'ambiance était fort sympathique, Gabriel avait d'autres plans en tête. Après tout, il n'était pas là pour enfiler des perles comme on dit...

La sortie. Où se cachait-elle ? Il n'allait quand même pas passer son seul jour de détente ici non plus ! Alors qu'il avait enfin trouvé le Saint Graal, ses rétines imprimèrent malgré lui un visage. Sa tête se tourna en sa direction et ses sourcils se froncèrent. Vous connaissez cette impression de déjà-vu ? Celle qui vous donne une information avec un magnifique doigt d'honneur et qui vous dit "démerdes-toi avec ça, je t'en dirais pas plus". Et bien là, Gabriel nageait en plein dedans. Ce type, il l'avait déjà vu quelque part ... Mais où ? Il fouilla dans sa mémoire, balayant son trombinoscope personnel bien trop important pour se rappeler de tout le monde. Un détail non négligeable lui sauta finalement aux yeux, faisant enfin le rapprochement après quelques secondes perdu dans le néant. Sirius ! C'était marqué sur l'invitation ! Quelle étrange sensation ... Il était pourtant persuadé qu'il vivait dans le monde des songes. Le professeur n'avait toujours strictement rien pigé de cette dimension ...

Poussé par la curiosité, il s'approcha de l'artiste qui semblait apprécié sa soirée, lui. Une fois arrivé à sa hauteur, il prit la parole, posant la question la plus évidente mais aussi la plus stupide :

- Sirius, c'est toi ?

Cela dit, quelque chose clochait chez lui. Plus précisément son regard. Ce n'était pas le même que dans ses souvenirs. Ses yeux. Oui ... C'est ça. Ses yeux semblaient morts.

Gabriel & Sirius

Le monde est petit, comme une rêverie.

L'amour rend aveugle ...
L'acide aussi, oui effectivement.

Sirius & Gabriel

- Gabriel ? C’est ça ?

L'intéressé cligna des yeux, surpris. Même avec un QI de bulot, on pouvait deviner que l'interlocuteur était aveugle. Ce qui stupéfia Gabriel, c'était la rapidité dont Sirius avait fait preuve pour le reconnaître. Rien qu'au son de sa voix. Bluffant. Ils ne s'étaient pourtant croisés que quelques fois dans le monde des songes. Quelques nuits seulement où il lui avait appris les bases de cette dimension. Juste assez pour se rappeler de son physique, très peu pour se souvenir de la sonorité de sa voix.

- Quelle surprise ! Si je m’y attendais. Tu apprécies l’expo ?

Trop occupé à agiter sa main devant lui pour démystifier son talent auditif, il s'arrêta net à sa question. Puis il fit un pas sur sa droite pour se mettre en face de lui car cela le perturbait de ne pas pouvoir capter le regard de son interlocuteur. Alors comment répondre à ça, sans trop être vexant ? En règle général, il se fichait pas mal des états d'âmes mais là c'était différent. Les mamies, les femmes enceintes et les handicapés échappaient à sa brutalité verbale. Question d'éducation. Sauf les sourds... Pour une raison qui semble évidente. Quoique, le type était à moitié aveugle en fait, puisque dans l'autre plan, sa vue était intacte.

- Bien vu ! Enfin...Bien joué plutôt. Pour être honnête, je m'emmerde pas mal. Cela dit, certains de tes tableaux sont plutôt jolis ...

Gabriel était fier de sa répartie, il aurait pu être plus salé que ça. Il ne pouvait pas non plus mentir, il se serait fait griller à la prochaine réplique. Les soirées qui puaient le luxe, il en avait déjà assez soupé quand il était jeune. Après, il était conscient que l'artiste n'allait pas exposer ses œuvres dans une rave party ... Quoique, ça aurait eu le mérite d'être original. Il balaya la salle du regard :

- Sincèrement, je ne sais pas comment tu fais pour supporter ce genre de réception.

Les badauds arborant leurs costumes et robes hors de prix pouvaient sans souci lui déclencher un certain dégoût pour le genre humain. Se pavaner pour montrer sa richesse et son prestige n'avait jamais été son hobby. Bien évidemment, il ne crachait pas sur l'argent qu'il avait mais en aucun cas il s'en vantait de la sorte. La superficialité l’écœurait. Son attention revint sur le peintre qui ne se départait jamais de son sourire. Monsieur Colgate, qu'il le surnommait. Une question lui brûlait cependant les lèvres. Le professeur garda le silence un instant, avant de se lancer, détournant au mieux son propos :

- Et donc ... C'est toi qui a peins toutes ces choses ?

Sa réelle interrogation était : Comment peux-tu faire ça, sans voir ? Non mais c'est vrai ! Lui, même avec une acuité visuelle plus que respectable, il arrivait à peine à faire des bonhommes bâtons et des oiseaux en "V". D'ailleurs, cela le pénalisait lors de ses écrits pour ses recherches. Ses croquis d'organes lui prenaient plusieurs jours pour qu'ils ressemblent à ce qu'il voulait. Pire ... La plupart du temps c'était juste un infâme gribouillis. Gabriel repéra les cicatrices et un doute l'emporta. Était-ce de naissance ou ... un tragique accident ? Si c'était le cas, alors pas sûr qu'il apprécie cette réflexion. De toute façon, il n'allait pas tarder à le savoir ...

Gabriel & Sirius

Le monde est petit, comme une rêverie.

L'amour rend aveugle ...
L'acide aussi, oui effectivement.

Sirius & Gabriel

- Merci beaucoup ! Je suis content qu’il y en ai qui te plaise. Quelle est ta préférée ?

...AH. Gabriel fit rapidement le tour de l'exposition des yeux. Il n'avait pas pensé à cette question et n'avait, en réalité, pas vraiment prêté attention aux tableaux présents. Excusez-le, il n'était pas venu pour se toucher la nouille devant des peintures à la base. Il descendit sa flûte de champagne pour faire mine qu'il ne pouvait pas répondre tout de suite, cherchant désespéramment une oeuvre qui pouvait potentiellement lui plaire. Heureusement que Sirius était aveugle finalement ... Sinon cela aurait été la gênance totale. Cela dit... Rien. Nada. Que pouic. Le néant abyssal hantait son regard à chaque tableau observé. Certes, c'était de la belle toile mais de là à dire qu'il en avait une préférée ... C'était mentir. Et le mensonge, c'est pas bien.

- Hm ... Disons qu'il y a un gouffre entre la peinture et moi alors ... Je n'ai pas d'avis objectif à te donner.

Le gardien en carton haussa les épaules, résigné. Complimenter juste pour faire plaisir n'était pas dans ses cordes. L’hypocrisie était l'arme des simplets après tout. Lors de sa ronde visuelle, il aperçu au loin la blondasse qui semblait le chercher. Oups. Il rectifia sa pensée d'avant : Mentir c'est pas bien, sauf en cas majeur de survie neuronale.

- Je le supporte difficilement. Crois moi. S’il n’y avait que moi, j’aurais bien passé ma soirée à autre chose mais... Je n’ai pas vraiment le choix. Il faut bien gagner sa vie. J’ai hâte que ça se finisse, je t’avoue. Ses réceptions sont aussi ennuyeuses que les riches qui les composent.

Le plus vieux s'intéressa de nouveau à l'artiste qui venait de prendre la parole. Un sourcil se haussa malgré lui. Qu'est-ce qu'il foutait là alors ? Pour gagner sa vie, certes, mais il avait d'autres moyens moins contraignant pour y parvenir. Comme les ventes aux enchères par exemple. Il y avait bien dans cette ville des types prêts à vider leur compte en banque et hypothéquer leur mère pour des casseroles rouillées dites "reliques moyenâgeuses" ... Alors aucun doute que ses toiles pouvaient avoir un franc succès.

- Nous sommes deux à rêver d'une soirée plus sympathique à ce que je vois. Malheureusement, vu le nombre de bouteilles de champagne qui se trouvent à cette petite sauterie, t'es pas prêt d'être libéré. Un riche reste un riche, tant qu'il a de quoi boire, il restera ... Crois-en mon expérience ! Le pire c'est qu'il devient de plus en plus chiant au fil des verres consommés.

Un rictus amusé étira ses lèvres l'espace d'une seconde. Sourire qui passera de toute façon inaperçu. Gabriel venait de repenser, avec une nostalgie sordide, aux innombrables fois où il avait du supporter ce genre d'énergumènes. Des "Je-pète-plus-haut-que-mon-cul" blindés de thune qui roulaient des mécaniques mais surtout sous les tables en fin de soirée. C'était ... Pitoyablement pittoresque et insupportable. Il s'était déjà mis minable, il est vrai, mais dans les fêtes prévues pour. Pas pour des réunions d'affaire "extrêmement importantes". Tout ça pour dire que le brun n'avait encore rien vu ... Et merde, il ne s'y fera vraiment pas à son handicap.

- Tu te demandes comment il est possible qu’un aveugle arrive à une telle prouesse, n’est-ce pas ? C’est simple. J’ai peins toutes ses toiles lorsque je voyais encore. J’ai eu un accident il y a quelques mois... Un cambriolage qui a mal tourné. Je n’ai plus mes yeux mais au moins, je suis encore en vie. Ça a le mérite de faire monter ma côte. Avant, personne ne voulait de mes tableaux et maintenant, tous ces gens en veulent une part, juste pour le privilège d’avoir une peinture d’un homme aveugle. Le destin à une parfois une drôle de façon de faire.

Tient, il avait bien fait de remettre le contexte de la conversation avec sa première question. Perdu dans ses songes, il avait complètement oublié sa dernière interrogation. Il l'écouta, se demandant quand est-ce qu'il allait arrêter. Le peintre parlait beaucoup aussi. Beaucoup trop par rapport à leur relation initiale. Ils n'étaient pas potes mais pourtant, il déversa sur lui toute son histoire après seulement quelques minutes d'échange. Sirius devait en avoir gros sur la patate. D'un côté, il pouvait le comprendre. Déjà, perdre la vue c'était chiant. Perdre la vue et se faire du fric dessus à cause de la débilité des gens l'était encore plus. C'est comme si demain il allait acheter des baskets d'un sportif connu et détesté devenu cul-de-jatte à cause d'un accident de tractopelle juste pour la gloire d'avoir un trophée. Oui, il extrapolait, mais l'idée restait la même. C'était à la fois stupide et déprimant. Il fallait vraiment rien avoir à foutre de sa vie franchement ...

- Ah ouais, gros coup dur. Donc si je comprends bien, tu acceptes d'être la bête de foire de ta propre initiative ? C'est facile de taper sur le destin mais faudrait aussi te secouer un peu ! Je sais pas, vends tes toiles sur internet ou alors fait des ventes aux enchères au lieu de t'exposer si ça ne te plaît pas ! J'allais me casser de toute manière, je t'embarque discrètement si tu veux car là t'as tout sauf l'air d'être dans ton élément, mon vieux.

Gabriel & Sirius

Le monde est petit, comme une rêverie.

L'amour rend aveugle ...
L'acide aussi, oui effectivement.

Sirius & Gabriel

- Je vois. On ne peux pas plaire à tout le monde n'est-ce pas ?

Gabriel ne pouvait nier cette évidence bien qu'il faisait la part des choses entre la personne et, dans le cas présent, ses œuvres. Ne jamais se fier aux apparences, dictons vieux comme le monde mais toujours d'actualité. Surtout dans cette société qui prône la superficialité. C'était son problème, les apparences. Si quelqu'un avait une sale gueule - selon ses propres critères purement subjectifs - il aura du mal à ne pas se méfier. Quoique ... Le gardien en herbe était toujours sur ses gardes, peu importe la personne en face de lui. C'est pour cela que le "on ne peut pas plaire à tout le monde" lui collait à la peau. C'était rare quand un type ou une nana lui plaisait au premier abord ... Au-delà du physique bien évidemment. La réciproque était tout aussi vraie d'ailleurs. Il avait conscience d'avoir un caractère de merde et le pire dans tout ça, c'était qu'il l'assumait totalement.

- Je suis entièrement d'accord avec toi sur ce point-là.

Il posa sa flûte vide sur la table qui le séparait de son interlocuteur. Il se devait de stopper là sa consommation pour ne pas donner raison à ses propos précédents. Puis le champagne, ce n'était pas sa boisson préférée. Rien ne valait un bon shot de vodka pure. Ou deux, voire trois. Il aimait l'alcool qui grillait ses neurones le temps d'une soirée. Cela restait rare et occasionnel mais l'envie de ne plus réfléchir lui prenait parfois. Un peu plus ces derniers mois suite à son train de vie infernal. Professeur le jour, gardien la nuit. Enfin gardien... C'était un grand mot. Cela dit, Gabriel ne faisait aucune pause. S'il ne voulait pas craquer du jour au lendemain, ces soirées lui étaient essentielles. Ne penser qu'à lui, même que durant quelques heures, lui permettait de ne pas faire un burn-out.

- Tu as raison. Après, j'ai d'autres raisons de faire ce que je fais mais... D'accord ! Je te suis, si tu veux bien être mon guide !

L'intéressé cligna des yeux. Il ne pensait pas que Sirius accepterait aussi vite sa proposition. De toute évidence, il venait lui aussi d'atteindre son seuil de tolérance. Par contre, être son guide ? Pourquoi pas ... Si un chien y arrivait, alors cela devait être dans ses cordes. Enfin, c'est ce qu'il pensait. Il n'avait jamais eu l'occasion d'accompagner une personne aveugle. A part une fois, à l'école, lors d'un test de confiance avec les yeux bandés. Il se rappelait vaguement des nombreuses chutes de son binôme et l'échec cuisant de cet exercice qui lui avait valu un nouvel ennemi. Il renifla un instant, mettant cette mauvaise expérience de côté.

- Ouais, pas de soucis ! Par contre, je décline toutes responsabilités pour les éventuels dommages corporels. Si tu tombes ou si tu te prends un poteau, c'est que tu ne m'as pas écouté !

Toujours se protéger en cas de pépin ! Il pouffa légèrement, plus enclin à se détendre après quelques centilitres de bulles dans les veines. Il le laissa récupérer ses affaires et prit en considération son conseil de passer par les jardins. Il avisa par la suite la sortie puis glissa sa main dans son dos pour lui indiquer la direction à suivre.

- Par là.

Après quelques personnes poussées sans état d'âme, ils atteignirent la porte salutaire qui allait les sauver de cette soirée chiante à mourir. Et là, ce fut le choc thermique. Passer d'une chaleur entêtante et suintante au froid automnal saisissant le fit frissonner violemment. Un épais écran de fumée s'extirpa de ses lèvre à sa première expiration tandis que ses yeux se posèrent sur la lune déjà bien haute dans le ciel. Quelle heure était-il ? Il n'avait aucune notion du temps présentement. A vrai dire, il ne s'en préoccupa guère. Sa seule pensée du moment était "Et maintenant ?". S'échapper au plus vite de ce lieu lui avait tellement parasité l'esprit qu'il n'avait pas songé à la suite. Une idée lui vint cependant du plus profond de son être. Littéralement.

- T'as faim ? Moi oui. Pizza, ça te va ? Il y'en a une pas trop loin et pas trop mauvaise.

Gabriel & Sirius

Le monde est petit, comme une rêverie.